Deuxième adaptation télévisée du chef d’oeuvre de George Orwell, « 1984 » est un monument de la télévision britannique qui fit scandale à son époque
Nineteen Eighty-Four (1954)
Réalisé par Rudolph Cartier
Ecrit par Nigel Kneale d’après George Orwell
Avec Peter Cushing, André Morell, Yvonne Mitchell, Donald Pleasence,…
Production design : Barry Learoyd / Set designer : Barry Learoyd / Musique : John Hotchkis
Produit par Rudolph Cartier pour British Broadcasting Corporation (BBC)
Première diffusion le 12 décembre 1954
Science-Fiction
120mn
UK
Quand en décembre 1954, une adaptation de la dystopie de George Orwell est diffusée par la BBC, « 1984 » a été publié juste quatre ans plus tôt. Ce n’est pourtant pas la première adaptation pour le petit écran. Un an plus tôt, la chaine américaine CBS diffuse sa propre adaptation dans le cadre de son anthologie CBS’s Studio One. Mais l’intrigue du roman d’Orwell est largement simplifié (le programme ne dure que 50 minutes) et les éléments les plus choquants retirés ou amenuisés et le résultat (comme souvent à l’époque) très théâtral.
L’adaptation de la BBC est autrement plus ambitieuse. L’adaptation est confiée en janvier 1954 à Nigel Kneale, celui même qui a créé le premier scénario original pour la télévision britannique, la mini-série de SF épouvante « The Quatermass Experiment » l’année précédente, et à son réalisateur/producteur (à cette époque à la télévision britannique les deux postes ne font pas l’objet d’une distinction) l’austro-hongrois Rudolph Cartier. Après le triomphe inattendu de « The Quatermass Experiment », premier script original écrit pour la télévision britannique, la BBC demande aux deux hommes de collaborer à nouveau sur « 1984 ». Avec un délai très court car les rumeurs d’une version cinématographique vont bon train.
L’adaptation est commandée à Kneale et Cartier dans le cadre de « BBC Sunday-Night Theatre » qui depuis 1950 diffuse des pièces en direct sur la chaine. En direct car à l’époque on ne sait pas enregistrer des programmes. Pour diffuser un programme il faut des caméras spéciales, et si on veut garder une trace d’un programme, la seule solution est de filmer un moniteur vidéo avec une caméra Kinéscope spécialement conçue à cet usage !
Si « 1984 » est une adaptation jouée en direct devant l’écran, il ne s’agit pas pour autant de théâtre filmé. Le programme a été préparé spécialement pour la télévision, avec de nombreux changements de scènes, des effets caméra et des inserts film (limités car très couteux – il faut alors filmer en direct avec une caméra télé l’image film projetée sur un écran !).
En plus de devoir gérer de nombreux changements de décors, Rudolph Cartier se complique encore la vie en faisant jouer la musique d’accompagnement, spécialement composée par John Hotchkis en direct par un orchestre.
Kneale signe une adaptation assez fidèle du roman d’Orwel, et, n’hésite pas à appuyer sur l’aspect horrifique (on ne pouvait attendre autre chose du créateur de Quatermass !). Le comportement des enfants endoctrinés qui menacent et dénoncent leurs propres parents est montré dans toute son horreur, les séances de torture sont terrifiantes et la destruction psychologique à la fin se lit sur les visages marqués de Winston et Julia. Autant de points sur lesquels l’adaptation de CBS jetait un voile pudique.
Diffusé le 12 décembre 1954, « 1984 » provoque à un scandale. Les journaux sont furieux. Nigel Kneale doit se cacher, l’acteur principal débrancher son téléphone. Le tabloïd « The Daily Express » prétend qu’une femme de 42 ans est morte après avoir vu le téléfilm ! Un débat se tient au parlement pour en interdire la deuxième diffusion, prévue quatre jours plus tard, et finalement une motion interdisant sa diffusion est rejetée à… une voix près.
Il faudra l’intervention surprise du mari d’Elizabeth II, le duc d’Édimbourg, qui fait savoir durant un discours à la Royal Society of Arts que le couple royal a « vraiment apprécié » cette adaptation, pour que le débat se calme. La deuxième diffusion a bien lieu, et c’est un petit miracle pour la postérité. Car la première diffusion n’avait pas été filmée. Cette fois-ci la diffusion live est bien enregistrée par une caméra film.
Vu plus de soixante ans plus tard, cette version de « 1984 » reste la plus impressionnante. Les nombreux changements de décor, le design réussi, la narration complexe et le niveau de jeu des acteurs en font une réussite majeure des débuts de la fiction télévisée. Si la qualité de l’image est bien sûr toute relative, voir un téléfilm, aussi complexe, joué en direct avec une telle précision, relève du prodige.
Dans le rôle principal de Winston, Peter Cushing n’est pas encore le maitre de l’horreur qu’il deviendra grâce à ses célèbres rôles dans les films de la Hammer. Il a d’abord tourné à Hollywood, puis en Angleterre après la fin de la guerre. Il a joué Osric pour le « Hamlet » (1948) de Laurence Olivier ou encore Mr Darcy dans la mini-série adaptée en 1952 de « Pride and Prejudice » de Jane Austen.
A ses côtés dans le rôle de Julia, Yvonne Mitchell est une grande dame du théâtre qui alors commençait à prendre ses marques au cinéma et à la télévision. Elle a eu déjà un beau rôle dans « The Queen of Spades » (1949), tourne en 1953 dans « The Divided Heart » (1954) réalisé par Crichton et elle deviendra une figure marquante au cinéma notamment grâce à J. Lee Thompson qui la fera tourner dans les excellents « Yield to the Night » (1956), « Woman in a Dessing Gown » (1957) et « Tiger Bay » (1959).
Enfin notons les présences remarquables d’André Morrel (qui prendra le rôle du professeur Quatermass, la fameuse création de Nigel Kneale trois ans plus tard dans « Quatermass and the Pit ») mais aussi de Donal Pleasance dans le rôle de Syme, le personnage trahi par sa propre fille (rôle qu’il reprendra dans la première adaptation cinématographique tournée deux ans plus tard).
« 1984 » n’a jamais bénéficié d’une édition DVD ou blu-ray officielle de la part de la BBC. Il faut se contenter une édition anglaise dézonée et sûrement pas très officielle aujourd’hui difficilement trouvable. La BBC a peut-être renoncé à une édition à cause de la qualité de l’image (même si le téléfilm a été rediffusé quelques fois, la dernière en 2003 sur BBCFour) ou à cause de problèmes de droits, mais il est dommage que ce monument de la télévision ne soit pas disponible dans une édition digne de ce nom.
DVD dézoné. Studio Firecake Entertainment. Version originale non sous-titrée
C’est une critique passionnante pour qui s’intéresse à la politique de la BBC en matière de culture et au rôle qu’elle a joué depuis l’après-guerre dans la diffusion de films de qualité et celui de tremplin pour nombre de réalisateurs.
Ce rôle dans le cinéma britannique a dû faire l’objet de nombreux ouvrages.
Avec “1984”, voilà un exemple magistral de ce que peut faire de mieux la télévision quand l’équipe programmatrice a des ambitions culturelles et une volonté pédagogique de faire connaître à un large public les œuvres marquantes de la littérature et du théâtre patrimonial et de donner des chances à des artistes prometteurs.
On pense en France à la tentative, malheureusement éphémère, de la télévision française de jouer ce rôle de diffusion culturelle, en confiant à Roberto Rossellini un espace de création. Ce média n’était pas encore soumis à des contraintes commerciales ni à la tyrannie de l’audimat. C’est ainsi que le réalisateur italien, qui voyait la télévision comme une utopie au service de la culture, de l’éducation et du peuple, a pu réalisé un remarquable téléfilm, “La prise de pouvoir par Louis XIV” (1966). Malheureusement, ce grand projet culturel et artistique que Rossellini voulait pour la France en est resté là.
Au contraire, la BBC a continué à mener cette politique pendant des décennies, et est devenue pour le cinéma un vivier d’où sont sortis de très nombreux réalisateurs parmi les plus grands, comme Ken Loach. Aujourd’hui encore, elle continue de bénéficier d’une réputation mondiale d’excellence culturelle.
Il serait intéressant de comparer cette excellente adaptation du roman d’Orwell, servie par des acteurs hors-classe comme Peter Cushing et Yvonne Mitchell, avec celle, remarquable aussi, que Michael Radford a réalisé 30 ans plus tard (emblématiquement l’année éponyme du roman, 1984!), avec des acteurs non moins prestigieux, John Hurt, Richard Burton. L’étude comparative reste à faire.
Il est piquant que le film de Rudolf Cartier, qui, en raison de l’aspect horrifique de certaines scènes, avait provoqué un scandale et finalement avait été interdit de diffusion, ait été sauvé des oubliettes par le Duc d’Edimbourg!