Une histoire d’obsession amoureuse et de jalousie mortifère classique mais merveilleusement mise en image par un Anthony Asquith au pinacle de son inventivité visuelle

A Cottage on Dartmoor (1929)

Réalisé par Anthony Asquith

Ecrit par Anthony Asquith d’après une histoire de Herbert Price

Avec Hans Adalbert Schlettow, Uno Henning, Norah Baring,…

Direction de la photographie : Stanley Rodwell / Direction artistique : Ian Campbell-Gray et Arthur Woods

Produit par H. Bruce Woolfe pour British Instructional Films

Thriller / Drame

84mn

UK

Un homme, habillé en prisonnier, court à travers les paysages osseux et décharnés des landes hivernales. Alors qu’il se penche sur un courant d’eau pour se déshydrater, la caméra coupe sur un bac d’eau dans lequel flotte canard en plastique. Dans une maison simple, une jeune femme s’occupe de son enfant. Alors que la jeune femme monte à l’étage pour coucher son enfant, l’homme s’introduit dans la maison. Elle redescend, passe devant lui sans le voir. Quand enfin  elle voit l’homme à la figure déformée par la haine sur laquelle la caméra zoome brutalement, elle s’écrie « Joe ! ». Changement total d’ambiance, une lumière blanche et sans nuance éclaire le visage d’un homme qui répond avec un sourire ; « Oui, Sally ? ». C’est bien le même visage. Mais rasé de frais, il a troqué sa tenue de prisonnier pour une blouse blanche. Il s’adresse à la jeune femme qu’on a vu dans la maison, elle aussi vêtue d’une blouse blanche. Nous sommes dans un salon de beauté de luxe pour homme. Joe est barbier, Sally s’occupe de la manucure.

Joe est amoureux de Sally, c’est une évidence. Mais il est aussi évident qu’il la dévisage de façon obsessionnelle et qu’il jalouse le regard des clients dont elle s’occupe, allant jusqu’à frictionner le visage de l’un d’eux avec une serviette quand il voie que le client et Sally échangent un sourire. Ce jour-là, Sally refuse les avances de Joe… avant de céder. Par pitié ou parce qu’elle est quand même attirée par lui ? Sally fuit le regard de Joe. Elle est mal à l’aise. Leur histoire va prendre un tournant dangereux quand  Harry, un client, fermier du Dartmoor, un peu rustre mais autrement plus aimable que Joe, s’éprend de Sally.

Au-delà d’un scénario assez convenu, « A Cottage on Dartmoor » marque les esprits par la mise en scène brillante d’Asquith qui ici n’a rien à envier aux meilleurs des Hitchcock muets. Sa maitrise de la construction dramatique avec des plans merveilleusement travaillés, des cadrages, des lumières et un montage au couteau dans les moments clés, fait merveille.Il sait aussi détendre l’atmosphère comme ce merveilleux passage au milieu du film où les trois protagonistes se retrouvent dans une salle de cinéma pour voir un de ces talkies (films parlants) qui font fureur. Un programme nous annonce la couleur : « 200% All talking !! All Singing !!! All Dancing !!! Drama. MY WOMAN Adapted from the play by W. Shayspeare (SIC) preceded by Harold Lloyd ». Si on voit dans la première partie de la projection les spectateurs s’esclaffer alors qu’un orchestre joue à tout rompre, quand vient le film parlant, ils sont comme happés par l’écran. Ceux qui ont le malheur d’avoir le réflexe d’applaudir sont remis à leur place illico. Les musiciens de l’orchestre eux tuent le temps en fumant, buvant et en jouant aux cartes ! Harry et Sally se rapprochent durant la séance, Sally finit par poser sa tête sur l’épaule de Harry… Tandis que Joe, placé le rang juste derrière eux, les regarde fixement en fantasmant. Il imagine ainsi embrasser à pleine bouche Sally ou encore qu’il se bat et qu’il égorge Harry !

Autre moment fort quand Joe qui doit raser Harry, devenu un habitué du salon, et qui a donné la veille à Sally une bague de fillançailles, La lumière, plus dure que jeamais, fait penser à une clinique. Soudainement alors que les deux fiancés se tiennent par la main, la jalousie submerge Joe. Sa main tenant le rasoir tremble alors qu’elle s’approche de la gorge de Harry. « Ne bougez pas où je vous égorge ». Puis regardant Sally « Et toi aussi, Sally !’. Le directeur du salon s’approche, inquiet, puis il repart. La lame de Joe glisse. On voit pas de sang gicler mais c’est tout comme. A l’écran en succession rapide : une corde tendue qui rompt, des canons, une carte rouge. L’a-t-il tué ? Lui-même choqué par son acte, il passe sa main nerveusement sur son front, laissant une trace de sang. La police arrive. Sally, penchée sur Harry, pointe sa main ensanglantée vers Joe : « Meurtrier ! ».

L’acteur suédois Uno Henning, qui a essentiellement tourné en Allemagne et dans son pays natal, fait ici sa seule apparition sur les écrans britanniques. Il est parfait dans ce rôle d’amoureux obsessionnel dont le visage anguleux est parfaitement mis en valeur par Asquith qui en accentue le côté inquiétant à coup d’effets de lumière et de cadrages (allant jusqu’à couper son visage en deux durant la scène où il manque d’égorger Harry). Dans le rôle de Harry, on retrouve l’acteur allemand prolifique Hans Adalbert Schlettow, vu notamment chez Fritz Lang. Enfin, l’héroïne Sally est interprétée par la londonienne Norah Baring, déjà vue chez Asquith dans son « Underground » et qui se retrouvera l’année suivante chez Hitchcock en tête d’affiche dans « Murder! ».

En 1929, le cinéma britannique prend le tournant du parlant avec les part talkies (des films muets partiellement sonorisés) comme « Blackmail » et « The Informer« , sortis respectivement en juillet et en octobre. Sorti en octobre également, « A Cottage on Dartmoor » inclue in extremis un court échange parlé (non présent dans le DVD édité en 2006 par le BFI). Ironiquement, le même carton, par ailleurs assez épars, mais qui revient trois fois dans le film est « Veux-tu m’accompagner voir un talkie ce soir ? »  !

Anthony Asquith qui a fait ses débuts au cinéma l’année précédente en réalisant deux grands muets « Shooting Stars » et « Underground ». Son « A Cottage on Dartmoor » est un très beau chant du cygne du cinéma muet britannique. Asquith passera au parlant en 1931 en co-réalisant avec Geoffrey Barkas le film de guerre « Tell England ». Asquith passera brillamment le cap du parlant en signant une poignée de grands classiques durant les années 30 à 50 comme « Pygmalion » (1938), « We Dive at Dawn » (1943) ou encore « The Browning Version » (1950), s’affirmant durant ces années comme l’un des réalisateurs britanniques les plus importants de sa génération.

Pour l’instant, nous devons toujours nous contenter du DVD du BFI sorti en 2006. On espère quand même qu’il ressortira en blu-ray ! Mais notons pour cette édition deux bonus fort intéressants : « Insight, A study of Anthony Asquith » (un petit documentaire où on le voit sur le tournage du décevant « Libel » qui sortira en 1959) et le court « Rush Hour » (une comédie patriotique de 1941).