Film maudit qui a brisé la carrière de David Lean, « Ryan’s Daughter » est pourtant une relecture somptueuse et originale de Madame Bovary, une leçon d’humanité. Attention, chef d’oeuvre injustement oublié !
Ryan’s Daughter (1970)
(La fille de Ryan)
Réalisé par David Lean
Ecrit par Robert Bolt
Avec Sarah Miles, Robert Mitchum, Christopher Jones, Trevor Howard, John Mills, Leo McKern,…
Direction de la photographie : Freddie Young / Direction artistique : Roy Walker / Montage : Norman Savage / Musique : Maurice Jarre
Produit par Anthony Havelock-Allan
Romance / Drame
206mn
UK
Dans un petit village irlandais, la fille du bistrotier, Rosy Ryan (Sarah Miles) s’éprend de l’instituteur Charles (Robert Mitchum). Malgré la différence d’âge, ils se marient. Quand quelque temps plus tard, une Rosy déçue par la vie maritale rencontre le major Doryan (Christopher Jones) un jeune officier anglais, rentré blessé de la guerre, c’est un coup de foudre immédiat.
De 1957 à 1965, David Lean a enchaîné les trois films épiques en Technicolor qui vont faire sa renommée mondiale : « The Bridge on the River Kwai » (1957), « Lawrence of Arabia » (1962) et « Doctor Zhivago » (1965).
A la fin des années 60, plus rien ne semble pouvoir le retenir. D’autant que pour son nouveau projet, Lean retrouve son scénariste fétiche, celui de ses deux derniers films, Robert Bolt, qui lui a apporté ce projet inspiré librement de Madame Bovary.
On connaît le perfectionnisme de David Lean, et ça commence dès le scénario. Les deux hommes travaillent des mois avant de se mettre d’accord sur une version définitive du scénario.
Comme Lean a une idée très précise de ce qu’il veut, il est décidé de construire un village rustique de toute pièce au bon emplacement, sur la péninsule de Dingle en Irlande ! Il faudra pas moins de huit à neuf mois pour construire ce « village venteux, ancien et isolé » ainsi que l’école attenante où vit le couple Charles-Rosy.
A cause du mauvais temps, les 24 semaines de tournage prévues se sont rallongées jusqu’à 52 dont six semaines à… Cape Town pour tourner des scènes de plage impossibles à filmer en Irlande !
Sur le tournage, David Lean réfléchit à son style et semble prendre conscience de façon prémonitoire que sa vision du cinéma à grand spectacle était passé de mode : « Beaucoup de choses ont changé, à savoir que de nos jours, autant que je puisse l’établir, avoir une bonne photographie n’est pas très à la mode. Les gens ne se soucient pas tellement du son. La composition est dépassée. Tout doit être un peu plus grossier. »
A sa sortie, le film est vertement reçu par la critique, notamment américaine. On reproche à Lean une romance sans grand intérêt et mise en image avec mauvais goût, avec deux acteurs principaux sans charisme, une représentation des Irlandais grossière et fort peu sympathique, une longueur excessive,… Le film recevra tout de même deux Oscars « techniques » : celui du meilleur second rôle pour John Mills et le l’Oscar de la photographie pour Freddie Young. Dur alors que les trois précédents films de Lean avaient totalisé en tout 19 Oscars !
David Lean en sera contrarié à tel point qu’il mettra sa carrière en pause pendant une dizaine d’années avant de revenir pour un dernier film « A Passage to India » (La route des Indes, 1984).
Aujourd’hui que les esprits se sont calmés, il est temps de revoir « Ryan’s Daughter » avec un oeil plus impartial. Le casting est excellent. Christopher Jones, acteur américain à qui on promettait une carrière à la James Dean, joue avec conviction le rôle de l’officier anglais traumatisé par les tranchées. Un personnage peu sympathique mais dont les blessures sont à vif. A l’image de son personnage, Jones va également perdre pied et on ne le reverra plus au cinéma que pour un petit rôle en 1996.
Evidemment Sarah Miles a un sacré poids sur les épaules. On l’avait déjà vu dans « The Servant » (1963), « Blow Up » et « I was Happy Here » (tous deux sortis en 1966), mais certains ont pu estimer qu’elle avait surtout décroché le rôle car elle était à l’époque la femme du scénariste ! Mais c’est mal connaître David Lean. Et de fait, même si on peut discuter de l’existence ou non de l’étincelle romantique entre Jones et Miles (comme l’a fait Lean lui-même), Miles livre incontestablement une très belle prestation.
Le reste du casting est juste parfait. Si comme on l’a noté, John Mills a reçu l’Oscar pour un rôle où il est méconnaissable (celui d’un idiot du village), il faut souligner la qualité de jeu de Trevor Howard qui est formidable dans le rôle du prêtre, conscience morale de ce village qui part à vau-l’eau, et de Robert Mitchum dans le rôle du mari cocufié mais qui prendra la défense de sa femme jusqu’au bout.
Oui, on peut reprocher à Lean la scène d’amour dans les sous-bois où il en fait un poil trop, mais le film comporte de nombreuses scènes magistrales, et pas seulement celle, impressionnante, de la tempête. Prenons par exemple, la scène de la première rencontre entre Doryan et Rosy (je ne vous en dis pas plus). La mise en scène est toujours extrêmement précise et le film est visuellement somptueux sans pour autant écraser les personnages et l’histoire.
Au niveau des personnages, on peut se poser la question si l’idiot du village
n’est pas un peu de trop. Il a deux fonctions. Il sert à appuyer le manque d’humanité de ceux qui le tourmentent ou, comme Rosy elle-même, se détournent de lui avec dégoût. Il est aussi le témoin, celui qui voit, une excuse dramaturgique pour faire avancer le récit. Il symbolise en tout cas le manque de subtilité dans laquelle se fourvoie parfois le scénario.
Pour ce qui est du contexte politique, l’histoire est donc située pendant la tentative ratée d’Insurrection de Pâques 1916 où les républicains irlandais ont tenté de prendre le pouvoir. Blot et Lean se servent du contexte historique pour creuser les tensions dans le village et rendre l’amour entre Doryan et Rosy encore plus improbable, virtuellement impossible. En couchant avec Doryan, Rosy n’est pas seulement une femme infidèle mais c’est une traîtresse ! Il ne faut pas s’attendre à une fine analyse politique. Ce n’est pas le but du film.
« Ryan’s Daughter » n’est pas facile d’accès. C’est un film sur la cruauté et la lâcheté humaines où la masse, qui se croit supérieure (et elle l’est indiscutablement par le nombre !), a un niveau de moralité bien inférieur à ceux qu’elle condamne avec tant de force. Mais la pire lâcheté, celle qui est la cause de tout, reste individuelle, et comble de la cruauté, vient de celui qui prétend aimer le plus Rosy, et qui pourtant fera d’elle une paria pour sauver sa propre peau.
« Ryan’s Daughter » est un film profondément pessimiste… et pourtant l’humanité de quelques personnages suffit à libérer quelques lueurs qui rendent l’espoir possible. Magistral.
Pour ce qui est de la disponibilité du film en édition, notons que le double DVD Warner Bros commence à dater, mais reste respecatble avec en outre des bonus intéressants et sous-titrés. Mais on ne peut qu’espérer une sortie prochaine de ce chef d’oeuvre en blu-ray.
DVD zone 2. FR. Studio Warner Bros (2013). Version collector 2 DVD. Version originale sous titrée en français et version française. Bonus : les coulisses de La fille de Ryan, commentaire audio de l’équipe du film (non sous-titré)…
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