Quand on parle de cinéma britannique, on est souvent amené à parler de violentes périodes de crise dépendant des flux et reflux des investissements américains, et cela que ce soit au niveau de la production cinématographique nationale ou plus globalement de l’industrie cinématographique. La période noire de la fin des années 60 à la fin des années 70 qui a vu Hollywood, confronté à la crise sur son propre territoire, déserter le Royaume-Uni, est encore dans les esprits.
Une santé insolente
Mais aujourd’hui, si la production nationale indépendante vivote tant bien que mal et que le BFI s’inquiète de son avenir (nous y reviendrons), l’industrie cinématographique britannique se porte à merveille. Les chiffres sont éloquents. Les investissements dans la production de séries et de films sur le territoire britannique ont dépassé les 3 milliards £ en 2019, et semblent s’épanouir dans ses années post covid, pourtant compliquées, avec 5 milliards £ en 2021 et 6,27 milliards £ en 2022 (après un petit recul covidesque en 2020 à 2,4 milliards £) !
Encore quelques chiffres pour illustrer ce succès insolent… mais aussi la dépendance envers les USA. En 2022, le BFI note que 220 films ont été produits en Grande Bretagne (dont 90 films étrangers et 30 co-productions). 88% des dépenses proviennent des investissements étrangers (majoritairement américains). Côté séries, le BFI dénombre 195 productions (la partie américaine représente 84% des dépenses totales et 55% des programmes produits).
Le montant investi outre manche est trois fois supérieur à celui en France. A titre de comparaison, en France, en 2022, 288 films (agréés par le CNC) ont été produits (dont 50,2 % de co-productions) pour un total d’investissement de 1,2 milliard € (dont 283,7 M€ proviennent de l’étranger). Et 870,3 millions ont été investis dans la production de fictions audiovisuelles pour plus de 1000 heures de programme (dont 538,6 M€ sont financés par les diffuseurs). Les trois plateformes leaders de VOD (Disney+, Netflix et Prime Video) ont apporté 44,1 M€ pour 20 heures (!) de fiction en 2022.
La Grande Bretagne a toujours été une terre d’accueil pour les studios américains offrant une manne à l’industrie locale qui ruisselle (très lentement) sur le cinéma britannique mais qui permet à ses professionnels du cinéma d’être parmi les plus demandés au monde, à tel point que se pose régulièrement le problème de la formation de nouvelles forces vives (les questions de formation reviennent souvent sur le devant de la scène et tous les grands studios ont leurs plans en la matière).
Si les gouvernements successifs britanniques ont toujours eu du mal à mettre en place des mesures efficaces pour protéger son cinéma, elle a toujours su défendre les investissements dans l’industrie cinématographique à coup de mesures fiscales très avantageuses (ces aides sont estimées à 800 millions £ en 2020-21).
Au-delà des grosses co-productions américano-britanniques (James Bond, Harry Potter,…), quantité de films et de séries américains ont ainsi été, et sont encore, tournés intégralement ou en partie outre-manche : les productions Lucasfilms, Star Wars (depuis le premier opus) et Indiana Jones – les studios d’Elstree ont même un plateau baptisé George Lucas. Ou encore dernièrement la série de HBO, Games of Thrones en Irlande du Nord (un musée officiel consacré à la série a été ouvert, à coup de 24 millions de dollars d’investissement, aux Linen Mill Studios à Banbridge).
De nouveaux studios qui poussent comme des champignons
L’industrie cinématographique britannique a aussi largement profité du développement des plateformes VOD qui se sont précipitées ces dernières années sur les studios existants. Netflix et Amazon ont signé avec les studios de Shepperton (créés en 1931) à l’ouest de Londres, tandis que Disney a conclu avec Pinewood (créé en 1935). Ces deux studios légendaires sont aujourd’hui la propriété de The Pinewood Group. Amazon finance en partie l’extension de Shepperton sur plus de 40.000m2 avec 9 plateaux de tournage supplémentaires (qui portera le nombre de plateaux de Shepperton à 31). Tandis que début 2023, le Buckinghamshire Council a approuvé l’expansion de Pinewood de 130.000m2 avec 21 plateaux supplémentaires pour un investissement de 640 millions £, faisant de Pinewood (d’après le groupe) le plus gros studio au monde avec un total de 51 plateaux.
En 2019, Sky s’allie avec NBC Universal, tous deux propriétés du géant américain Comcast, annoncent la création de Sky Studios Elstree qui comme son nom l’indique n’est pas très éloigné du studio mythique d’Elstree situé dans la petite ville éponyme à une vingtaine de kilomètres au nord de Londres. Le nouveau studio qui a ouvert ses portes en 2022 s’étend sur plus de 110.000 mètres carrés et comprend 12 plateaux. Les studios sont destinés à accueillir les productions des deux partenaires, Sky et NBC.
En août 2021, en plein Covid, le géant hollywoodien Sunset Studios annonce investir 700 millions de £ dans la création d’un studio dans le dans le Hertfordshire, à 30 kilomètres au nord de Londres. Sunset Waltham Cross, qui s’étendra sur plus de 110.000 mètres carrés et comprendra 21 plateaux, devrait ouvrir ses portes en 2026.
Basé à Los Angeles, Hackman Capital Partners se revendique comme étant le plus gros propriétaire mondial de studios de cinéma avec dix-neuf studios situés en Amérique du Nord, en Irlande et en Grande Bretagne (Ecosse et Angleterre). Ils ont actuellement deux studios en cours de construction dans l’Est de Londres : Eastbrook Studios (près de 53.000m2 et douze plateaux) et Wharf Studios (près de 20.000m2 et six plateaux) pour un investissement total de 350 millions £.
En Cornouailles, c’est 140 millions de livres qui doivent être investis dans un vaste complexe qui comprendra notamment un studio. Ce qui serait une première depuis la débâcle de South West Film Studios (créé en 2002 avec l’aide de l’union européenne mais qui s’est retrouvé en faillite deux ans plus tard avec son directeur emprisonné pour fraude).
La production locale en danger ?
Durant l’été 2022, via son « Economic Review of UK Independent Film » commandité au cabinet indépendant Alma Economics, le BFI fait retentir la sonnette d’alarme, estimant qu’il y a de sérieux doutes sur la viabilité à long terme de la production indépendante britannique. Les producteurs britanniques doivent faire face à une inflation des coûts (estimés à environ 20%), notamment sur la location de studios (ceux ci étant réquisitionnés en grande partie pour les grosses productions américaines) ou encore les coûts liés aux techniciens du cinéma très demandés (et de toute façon pas assez nombreux pour répondre à la demande actuelle). Sans parler du manque à gagner au niveau des sources de financement européennes pour cause de Brexit (demandez à Ken Loach, il vous dira ce qu’il en pense).
Le soutien d’agences nationales dynamiques (Creative Scotland, Screen Cornwall, Wales Screen/Creative Wales,…) et les aides au financement récemment regroupées autour du BFI – basées essentiellement sur les contributions de la National Lottery (l’équivalent de la Française des Jeux) et des gouvernements – ne suffisent pas.
Le BFI demande des mesures fiscales particulières pour les productions britanniques et un accord avec les plateformes de VOD pour participer au financement de productions indépendantes locales. Le BFI a reçu alors rapidement l’appui de partenaires historiques du cinéma britannique, Film4 et BBC Films, mais le gouvernement entendra-t-il le message ? Un an plus tard, rien ne le montre, celui-ci continuant à privilégier le soutien à l’industrie, qui rapporte des dividends non négligeables, au détriment des productions locales. Même si ce faisant, le gouvernement ne fait qu’entériner la dépendance de son économie à celle des Etats-Unis.
Evidemment la question de l’indépendance des Britanniques vis à vis des Américains dans le cinéma est un vaste sujet presqu’aussi vieille que le cinéma lui-même. La première grande crise du cinéma britannique en relation avec la concurrence américaine date du début des années 1920. Après la quasi extinction du cinéma national pendant la première guerre mondiale, les Britanniques doivent faire face à la concurrence très agressive des studios américains qui envisagent le Royaume Uni comme leur premier marché international (même à l’époque du muet). Les studios américains prennent alors la méchante habitude d’obliger les distributeurs britanniques à acheter l’intégralité de leur catalogue s’ils veulent avoir l’opportunité de diffuser leur tête de gondole (Autant en emporte le vent, etc…). Et depuis toutes les mesures prises par le gouvernement britannique pour palier à la situation se sont retournés… contre le cinéma britannique (au moins en partie – les polémiques à ce sujet sont sans fin).
Mais alors que les studios hollywoodiens réduisent les budgets moyens de leurs productions, et que les streamers commencent à serrer la vis après des années d’expansion et de dépenses sans compter, l’industrie cinématographique britannique pourrait bien faire face à une période de récession durant les années à venir, et son manque d’autonomie pourrait se révéler fatal… encore une fois.